1976 - Survie dans le Grand-Nord

Du 22 juin au 23 août 1976 sur un canoë d' aluminium non ponté de 15 pieds, mon meilleur ami, Yves et moi-même, nous remontons une série de lacs et de cours d' eau entrecoupés de portages jusqu'à la ligne de partage séparant les eaux coulant vers la Mer de Beaufort de celles se dirigeant vers la Baie d'Hudson et nous descendons ensuite la rivière Handbury puis le fleuve Thelon et les lacs Beverly, Aberdeen et Shultz jusqu'à Chesterfield Inlet. De Fort Reliance au bout du Grand Lac Des Escalves jusqu'au village inuit de Baker Lake, c' est plus de 1000km que nous parcourons dont une partie à contre courant au Nord du 60ème parallèle dans les Territoires du Nord-Ouest canadiens dans un environnement de toundra inhabitée.

Nous n' emportons qu 'une carabine, du matériel de pêche et des fiches décrivant les plantes comestibles de l' arctique et notre survie pendant deux mois va entièrement dépendre de notre aptitude ou... notre incapacité à chasser, attraper du poisson ou à retrouver les techniques culinaires qui ont permis, il y a 15 000 ans aux ancêtres nomades des actuels inuits sédentarisés d' utiliser les lichens, les plantes ou les baies pour se nourrir.

C' est un défit dont nous ne sommes absolument pas sûrs de l' issue que nous nous lançons à nous-mêmes quand nous donnons nos premiers coups de pagaies au fond de la baie de Mac Leod.

Les antécédents de cette traversée dont nous avions eu vent à Yellowknife avant notre départ n'étaient pas très réjouissants: John Hornby et ses deux compagnons étaient morts de faim en 1927 au bord du Thelon River en attendant vainement le passage de la migration des caribous!

Les débuts seront difficiles: nous trouvons à nous nourrir très parcimonieusement alors que l'effort intense implique une grande dépense calorique. Sur une petite île du lac Artillery où nous sommes une nuit bloqués par la tempête, l'idée d'abandonner et de revenir sur nos pas tant que nous n'avons pas franchi le point de non retour est fortement débattue! le lendemain, sans même nous consulter, nous poussons le canoë en direction de la Baie d'Hudson.... Le soir même nous sommes tirés d'affaire par une séance de pêche miraculeuse...Nous aurons aussi beaucoup de doutes sur l'orientation au niveau de la ligne de partage des eaux très indistincte dans ce pays plat avec des cartes au 1/250 000ème plutôt impéçises. Un premier déssalage en lac nous fera comprendre qu'il ne faut pas tenter d'avançer quand la houle est trop forte et qu'on ne tient pas longtemps dans l'eau glaçée sans risque de sombrer dans l'inconscience; un second sera sur le point de se terminer en désastre quand, à la suite d'une erreur dans un rapide, nous chavirerons, atteignant la rive de justesse alors que le canoë sautera les 15m de "Ford Falls": La viande de caribou transportée sera perdue, mais la coque en aluminium de l'esquif aura résisté! Une fois, le vent nous poussera furieusement au fond d'un cul-de-sac à plus de 20km de la bonne route. Impossible d'avançer en sens inverse, nous en serons quitte pour un épuisant portage interminable! Nous nous nourrirons de poissons, viande de renne ou d'oie séchée au vent en fines lamelles, de champigons, racines, feuilles de saule cuites ou baies diverses. Nous réinventerons le pain de lichen qui jadis était fabriqué par les inuits et couperons notre faim avec du thé du Labrador comme les indiens Dene le pratiquaient quand la disette frappait.

Voici un passage de mon journal de bord:

..."4 juillet
Nous démarrons très tard : 11 h 45. C' est la même chose chaque matin: on est très lents à déjeuner, plier le matériel et charger le canot. De plus, aujourd'hui il faut aller lever le collet et les lignes de fond (infructueux). Nous essayons de rendre les lichens mangeables, mais ils sont vraiment infâmes. Certaines sortes, pourtant, ont trempé une nuit dans l' eau, bouilli deux fois avec de la soude, retrempé encore une nuit et demeurent acides. On n'a pas encore trouvé le truc pour utiliser cette ressource comme nourriture. Nous avançons d' une quinzaine de kilomètres avec un puissant vent d' ouest dans le dos. Alors que nos traversons, bien loin du rivage, une vaste baie, nous prenons soudain conscience que la houle devient vraiment forte et nous fait courir un risque de naufrage. Nous mettons le cap vers la côte et faisons halte : nos remarquons quelques airelles et du lichen; nous mangeons également quelques fleurs blanches, rose pâles qui sont sans doute celles des arbustes donnant plus tard des myrtilles. Juste avant de débarquer, un gros poisson que nous avons vu nager près du canot mord à l' hameçon, mais se décroche quand Yves ferre. Comble de malheur, un peu après, nous cassons l' hameçon soudé à la cuillère argentée. Irréparable. Pendant la halte, nous capturons à la main un petit moineau. Nous le plumons, le vidons sur place et le préparons sur un feu de lichens (le bois à brûler se fait rare) : une bouchée de viande chacun, c' est mieux que rien ! Nous sommes obligés de rembarquer face à l' ouest et aux vagues (18 h). A une cinquantaine de mètres du rivage, une grosse vague prend l'embarcation de côté, lui donnant brusquement du gîte; une seconde suit immédiatement, faisant embarquer une gros paquet d' eau. Le déséquilibre est total. Nous tentons un demi-tour, mais il est trop tard. On dessale. Ah ! l' eau est froide, surtout avec le ventre creux depuis quatre jours; mais les sous-vêtements de laine que nous portons en permanence depuis le début du voyage s'avèrent très efficaces. Nos sacs, largués en même temps que nous et reliés à la ceinture, flottent comme des bouées et nous-mêmes nageons sans difficulté. Miracle, grâce aux gilets de sauvetage attachés sous le siège avant et à un bidon de plastique fixé sous celui de l' arrière, le canot retourné ne coule pas malgré le poids du sac collectif qui est resté coincé dedans. Nous parvenons à le tirer et, poussés par la houle, nous reprenons bientôt pied. Sur le bord, nous avons quelques problèmes pour vider le canot, mais l'embarcation est sauve. Il s' en est fallu de peu qu 'on se retrouve en pleine toundra sans canot ni matériel, c'est-à-dire perdus sans rémission. Plus question de continuer pour finir l' étape aujourd'hui. Il doit rester une dizaine de kilomètres à parcourir. Nous nos changeons et mettons nos vêtements à sécher au vent.
Nous venons d' apprendre à nos dépens qu'un vent trop violent peut rendre la navigation impossible. Dans cette toundra désertique, pas de bois pour allumer un feu. L'étanchéité du matériel en tout cas a été parfaite, sauf nos boîtes d' allumettes waterproof !
Nous profitons du contretemps pour fabriquer deux fenêtres moustiquaires supplémentaires à la tente. Celle-ci nous protège efficacement des moustiques, mais du fait qu 'elle est en plastique il se produit une condensation intérieure qui humidifie tout et, faute d' aération suffisante, on respire mal.
Il fait froid à cause du manque d'abri contre le vent et le bain forcé nous a donné encore plus faim. On se mijote des lichens sur les tablettes de méta que nous avons dans nos trousses de survie. Seul avantage de ce maudit vent, il n'y a pas de moustiques."
...

Fiche d' étape quotidienne

 

Fragment de carte au 1/250 000ème datant de l'expédition! On y distingue encore les moustiques écrasés....;

Fiche d' é&tape côté croquis